11 – LA DOUCHE DE SABLE

— Décidément, dit Juve, on entre dans cette maison comme dans un moulin !

Fandor souriait. Les deux hommes étaient l’un à côté de l’autre dans le vestibule du petit hôtel de la cité Frochot, chez le docteur Chaleck. Quelques instants auparavant, Juve et Fandor, au lieu de s’efforcer de passer inaperçus devant la loge, étaient allés frapper chez la concierge et demander si le docteur était rentré. La gardienne de la cité avait été tout à fait affirmative :

— Oui, messieurs, le docteur est là depuis deux heures environ, je l’ai vu rentrer moi-même.

Alors, Juve et Fandor s’étaient avancés dans l’avenue, rasant le mur du petit hôtel, ils avaient entrebâillé la porte donnant sur le jardin, puis, marchant à pas de loup, étaient arrivés jusqu’au perron.

Un instant, Juve s’était demandé s’il sonnerait de la façon la plus naturelle du monde, quitte à s’expliquer ensuite, mais le silence, le calme, la paix qui régnait à l’entour, la conviction que le docteur Chaleck reposait à poings fermés, l’incita à tenter de pénétrer dans l’hôtel sans s’annoncer. Si la porte n’était que fermée au verrou, si de l’intérieur on ne l’avait pas immobilisée par un loquet, le policier trouverait dans son assortiment de clés, le passe-partout permettant de l’ouvrir.

Sans difficulté, sans bruit, le journaliste et le policier s’étaient introduits dans la place.

Juve, avant de faire connaître à Fandor son plan d’investigation, lui remit une paire de pantoufles en caoutchouc. Chacun d’eux ganta ses bottines de ces minces pellicules souples et silencieuses, puis, sur un signe de Juve, Fandor monta derrière lui.

L’idée du policier était de faire irruption dans la chambre à coucher et de profiter de l’ahurissement d’un réveil inopiné, pour poser à Chaleck quelques questions précises, et pour examiner les doigts de cette main droite qui avaient laissé sur le registre de l’hôpital une tache de sang.

Juve s’était à peine introduit dans la chambre, que Fandor l’éclairait en tournant le commutateur : la chambre était vide !

— Au cabinet de travail, dit Juve.

Mais Chaleck n’était toujours pas là.

Fandor inspecta la salle de bains toute voisine, et sans souci du tapage qu’il faisait, bousculant les meubles, les paravents qui encombraient le palier du premier étage, il redescendit au rez-de-chaussée, se précipitant pour rejoindre Juve qui, déjà, avait dégringolé l’escalier.

Le rez-de-chaussée était vide et clos.

— Nous sommes bons et en même temps nous sommes très mauvais..., dit Juve, dans le noir.

— Parce que ?

— Parce que, continua le policier, si j’ai la conviction que Chaleck n’est pas sorti d’ici, j’ai également mes raisons de croire qu’il n’ignore plus notre présence : nous allons donc avoir à jouer cartes sur table avec ce gaillard-là.

Soudain, un léger bruit provenant de l’étage supérieur ; dans le silence de la nuit, craquement du plancher, bruit étouffé de pas précipités, bruissements de tentures frôlées, meubles heurtés.

Juve, dans l’obscurité arma son revolver. Fandor, qui avait également préparé son browning, suivit le policier.

Leurs yeux furent tout d’abord éblouis par la lumière qui venait frapper leur regard ; l’éclairage était d’autant plus étincelant que tous les angles de ce palier, de forme octogonale, étaient ornés de glaces qui reflétaient à l’infini l’éclat des ampoules électriques.

Juve en arrivant au premier étage avait encore entendu un bruit bien net, sa conviction s’affirmait : Chaleck, ou tout au moins quelqu’un, était dans le cabinet de travail. Il s’y précipita.

Une demi-minute à peine s’était écoulée, que Juve sortait de la pièce, un pli soucieux au front, il se heurta à Fandor :

— Ah çà ! s’écria le policier en tournant les commutateurs, ah çà ! d’où viens-tu ? Je te croyais derrière moi ?

— Mais, répliqua Fandor, en effet, seulement je vous ai quitté pour entrer dans le cabinet de travail où j’avais entendu du bruit...

— Pardon ! fit Juve, j’étais, moi, dans le cabinet de travail, le bruit que tu as entendu…

Mais Fandor l’interrompait :

— Perdriez-vous la tête, Juve ? c’est moi qui étais dans le cabinet de travail et non vous...

Juve craqua une allumette, l’approcha du visage de Fandor et regardant le jeune homme dans le blanc des yeux, demeura un instant interdit :

— Voyons ! voyons ! reprit le policier en se passant une main sur le front, ne nous embrouillons pas !... Je sors du cabinet de travail, tu prétends en sortir aussi, c’est invraisemblable, mais en tout cas ce qui est certain, c’est que nous n’y étions pas ensemble puisque nous ne nous y sommes pas rencontrés. Moi, j’y suis entré aussitôt arrivé sur ce palier...

— Mais moi aussi ! répliqua Fandor.

Juve, en dépit de son calme, commençait à s’énerver...

— Voyons, mon petit, c’est idiot ce que tu racontes là, puisque...

— Recommençons l’expérience, voulez-vous ? et faisons la lumière...

— Non, dit Juve, pas de lumière, c’est imprudent.

Dans l’obscurité, l’un et l’autre s’étaient rendus au haut de l’escalier.

— Comme tout à l’heure, j’avance de quatre pas, chuchote Juve, me voici au milieu du palier, je soulève une portière, je tourne et j’entre...

Exécutant ponctuellement les mouvements qu’il indiquait, Juve, en effet, s’introduisait dans le cabinet de travail et, grâce à son toucher exercé, il identifiait de la paume de la main le bureau ministre placé au milieu de la pièce, le canapé d’angle...

— Eh bien, j’y suis dans le cabinet de travail ?...

Mais, à peine avait-il prononcé ces mots, qu’il manqua tomber de surprise.

La voix de Fandor, très nette, très calme, mais éloignée de lui, répondait dans le silence de la nuit :

— J’y suis aussi, moi, dans le cabinet de travail !

Cette fois, au mépris de toute prudence, Juve tourna le commutateur, la pièce s’éclaira, Fandor n’y était pas !

Juve d’un bond se précipita sur le palier, il se heurta à Fandor. Tous deux en même temps s’écrièrent :

— Je sors du cabinet de...

Les deux hommes s’empoignèrent aux épaules, se considérèrent abasourdis.

Dès lors, il n’était plus question pour eux de poursuites, de Chaleck, du Loupart, ils ne songeaient, ni à Joséphine, ni à l’hôpital, ni à la femme inconnue que l’on avait trouvée assassinée dans cette étrange demeure.

— Juve !...

— Fandor !

— Eh bien, y comprenez-vous quelque chose ?

— Non.

Mais, Juve n’était pas homme à se laisser abattre et Fandor n’était pas d’un tempérament à perdre la tête. Il fallait coûte que coûte éclaircir cette invraisemblable aventure, et savoir comment, pourquoi, deux personnes se trouvant ensemble dans la même pièce ne se voyaient pas !

Peut-être, par un truc de miroirs ou de glaces, arrivait-on à dissimuler une partie de la pièce, à n’en montrer qu’une moitié ?... Et cependant tout cela était bien invraisemblable.

Qu’allait-il faire ?

Juve prit Fandor par le bras, le tenant serré, comme s’il eût craint qu’une volonté imprévue ne vînt soudain tenter de les séparer.

Étroitement cramponnés l’un à l’autre, les deux hommes s’avancèrent, Juve ouvrait la marche, Fandor lui emboîtait le pas.

Ils entrèrent dans le cabinet de travail, se considérèrent de nouveau !

Pour s’assurer qu’ils n’étaient le jouet d’aucune illusion d’optique, les deux hommes firent le tour de la pièce, touchèrent les meubles, frappèrent aux murs, rien ne leur apparut anormal.

— Eh bien, fit Juve, vas-tu m’expliquer ?...

— Ce que je ne comprends pas, observa Fandor, devenu très pâle c’est que, si je ne me trompe vous avez pris à droite, après la portière pour entrer dans ce cabinet, moi j’ai la conviction d’avoir pris tout à l’heure à gauche.

— C’est impossible...

— Cela est cependant.

— Après tout, murmura-t-il, peut-être cette pièce comporte-t-elle deux issues, peut-être des couloirs différents conduisent-ils à une même et unique porte d’entrée ?

Juve et Fandor s’étaient pour la seconde fois placés au milieu du palier. Juve se laissait diriger, et Fandor, suivant son idée, dès qu’il eut écarté la tenture derrière laquelle il fallait s’introduire pour gagner le cabinet, tourna à gauche.

Les deux hommes se retrouvèrent dans le cabinet de travail : décidément on pouvait y accéder d’un côté comme de l’autre et il n’y avait pourtant qu’une entrée ! Juve réfléchit, hésita :

— Que veux-tu Fandor, c’est concluant cette affaire-là et cependant je n’y comprends rien, aurai-je pris tout à l’heure ma gauche pour ma droite ? c’est bien invraisemblable... néanmoins...

Il y eut un silence, Juve donna un coup de poing sur le bureau :

— Nom de Dieu ! jura-t-il, j’en aurai le cœur net, recommençons :

Le policier, dont le front ruisselait d’une sueur froide, due moins à l’émotion, à la peur qu’à l’inquiète curiosité qui torturait son esprit, machinalement jeta son chapeau sur le canapé d’angle et s’en alla tête nue, tenant toujours Fandor par le bras.

Dans d’autres circonstances, les évolutions de ces deux hommes aux visages alarmés qui ne faisaient plus un pas l’un sans l’autre, se maintenant, étroitement unis, auraient paru ridicules.

Juve et Fandor ne songeaient pas à se moquer d’eux-mêmes.

Tout haut, comme pour contrôler à la fois ses actes et ses paroles, comme pour s’assurer que ses mouvements correspondaient bien à ceux qu’il annonçait, Juve recommença :

— Je passe sous la portière que j’écarte de la main gauche... je suis dans le petit couloir, je tourne à droite, c’est-à-dire du côté de mon corps opposé à celui qui vient de soulever la tenture, je vais devant moi et j’entre bien dans...

Fandor acheva la phrase :

— Dans le cabinet de travail...

Mais c’était au tour de Juve de couper, à son compagnon, les paroles qu’il allait ajouter.

Alors qu’ils sortaient de l’obscurité du petit couloir et se plongeaient dans la pleine lumière de la pièce, Juve s’était arrêté. Ses yeux instinctivement étaient allés au canapé d’angle sur lequel deux secondes auparavant, il avait déposé son chapeau. Le chapeau n’y était pas.

Fandor était allé à la cheminée. Il dit à Juve.

— C’est assez curieux, j’ai arrêté la pendule il y a quelques instants et j’ai mis les aiguilles sur six heures, or voici que la pendule marche et qu’elle marque l’heure exacte, c’est-à-dire minuit vingt-deux, comment expliquez-vous...

Juve ne répliqua pas, il eut un sursaut ainsi que Fandor.

Succédant à un claquement sec, la lumière venait de s’éteindre.

— Un plomb qui saute !

Fandor avait essayé de rebrousser chemin, de revenir sur le palier, il s’était heurté à un nouvel obstacle !

— Juve ! criait-il, d’une voix sourde, Juve ! la porte est fermée, nous sommes enfermés !

Le policier qui tournait en vain le commutateur prit sa lampe de poche, unit ses efforts à ceux du journaliste... la porte résista à leurs secousses désespérées.

D’un bond Juve s’était précipité vers la fenêtre, mais les rideaux écartés, la croisée ouverte, deux épais volets de fer cadenassés rendaient tout espoir d’évasion impossible de ce côté.

— Murés ! disait-il, nous sommes murés !

Mais une nouvelle angoisse soudain immobilisait les deux hommes.

Fandor étouffait un cri :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas !

— Nous sommes foutus ?

— La maison s’écroule !...

— On dirait...

La pièce dans laquelle ils venaient d’être brusquement enfermés remuait, en effet, légèrement. Le policier et le journaliste au moment où la lumière s’était éteinte à la suite d’un déclenchement sec, s’étaient nettement rendu compte que le sol s’affaissait. Ce n’était pas là une sensation inconnue d’eux, c’était celle que l’on éprouve dans un ascenseur au moment où celui-ci descend.

Un instant ils avaient cru à quelque catastrophe, à l’éboulement de l’immeuble, mais la descente apparente s’effectuait régulière ; ils étaient bien dans un ascenseur – étrange ascenseur !... dans un ascenseur qui descendait...

Le cabinet de travail, d’ailleurs, ne descendit pas très profondément. Juve et Fandor ne tardèrent point à reconnaître à un petit choc significatif que l’appareil venait d’arriver à bout de course. Il s’arrêta net et demeura immobile.

— Eh bien Juve ?

— Eh bien Fandor ?

— C’est moins grave que je ne le pensais...

— Oui, nous sommes arrivés. Reste à savoir où ?

La première émotion passée, les deux hommes se remettaient à plaisanter.

Du moment qu’ils n’étaient pas réduits en miettes, pulvérisés, ils ne perdaient aucunement courage. Au contraire, ils étaient plutôt ragaillardis : un mystère de plus qu’ils avaient dissipé !

L’existence de deux cabinets de travail absolument identiques dont l’un était aménagé dans une cage d’ascenseur expliquait tout.

Évidemment, le soir du crime, tandis que Juve et Fandor, dissimulés derrière les rideaux, passaient une nuit exempte d’incidents, à contempler le docteur Chaleck, travaillant jusqu’à une heure avancée à son bureau, l’apache Loupart assassinait sans difficulté dans l’autre cabinet de travail.

— Parbleu ! conclut Juve, nous sommes dans une maison truquée comme un décor du Châtelet...

— Franchement, il était impossible de le prévoir !...

— Tu te trompes mon petit observa Juve et je ne suis qu’un imbécile de n’y pas avoir songé, mais le truquage est remarquable.

Fandor haussa les épaules :

— Vous vous emballez, Juve ! il a dû se passer quelque chose que nous ne comprenons pas quant à croire à une mise en scène pareille...

Juve l’interrompit :

— Tais-toi, petit ! tu ignores, nous ignorons le but de l’assassin... et peut-être... de graves mystères...

— Juve, vous en êtes encore à Rocambole et Rocambole est mort...

— Si Rocambole est mort, Fantômas existe !...

En dépit de son sang-froid, Fandor tressaillit aux paroles du maître policier :

Depuis quelques instants déjà le journaliste sans oser se l’avouer avait vu profiler dans son esprit torturé d’angoisse, la silhouette énigmatique et jamais précisée du mystérieux Fantômas qui depuis des années troublait la tranquillité publique, disparaissait, revenait, semait la mort et l’épouvante, s’évanouissait encore.

— Juve !...

— Fandor !...

— Avez-vous senti ?

— J’ai senti !...

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas !

Ils venaient, l’un et l’autre, d’éprouver une impression absolument étrange, inimaginable, impossible à définir !

Sur leurs mains, sur leur visage, leurs oreilles, de petits picotements agaçaient l’épiderme ; l’air en même temps leur paraissait plus lourd, plus difficile à respirer...

Juve qui traduisait rapidement sa pensée :

— Je sens, déclara-t-il, comme des piqûres d’épingles qui me tomberaient sur le corps !

Fandor songea tout haut :

— L’électricité ?...

Il se souvenait, en effet, avoir au contact de machines électriques éprouvé au bout des doigts, dans les membres, des fourmillements du genre de ceux qu’il ressentait, mais nulle étincelle ne jaillissait dans l’obscurité et puis, cet air lourd, surchargé, semblait-il, de poussière !

C’était aussi un petit grincement doux, imperceptible dont le murmure s’affirmait.

Juve, à deux reprises, s’efforça d’allumer sa lampe de poche. Il y parvint non sans peine.

À sa lueur falote, Juve et Fandor, atterrés purent identifier à la fois et le bruit et ce qui le produisait !

C’était du sable !

Une pluie de sable fin qui lentement, mais avec une abondance extrême, tombait du plafond.

Les deux hommes comprirent en une seconde l’effroyable événement qui se préparait.

Fandor hurla :

— Nous sommes foutus !

— C’est l’enlisement !

Tout autour d’eux le sable montait, s’accumulait !... En vain, Juve s’efforçait de rassurer son compagnon :

— Il faudrait, avait-il déclaré, une quantité de sable énorme pour remplir cette pièce et nous y enterrer vivants ! cela va s’arrêter tout à l’heure...

Mais chose horrible, au fur et à mesure que le niveau du sable montait sur le plancher, ils croyaient remarquer à la lueur intermittente de la petite lampe dont ils ménageaient le plus possible les minuscules accumulateurs, que le plafond, truqué lui aussi, s’abaissait peu à peu !...

À un moment donné, Fandor ayant levé le bras, le toucha, ce plafond !

Ils allaient être irrémédiablement écrasés !

— Je vous en supplie, murmura Fandor, je vous en supplie, Juve, ne me laissez pas mourir comme cela ! tuez-moi !

Le policier ne répondit pas.

Il allait et venait dans la pièce comme un fauve en cage. D’abord paralysé par l’émotion, Juve sentait maintenant grandir en lui une rage indescriptible...

Il se prit à courir, sondant les murs du poing, secouant les meubles, cherchant, dans un espoir insensé, une issue possible...

— Nom de Dieu ! hurla-t-il, il faudra bien que nous en sortions !... allons Fandor !... aide-moi !

Juve s’était saisi d’une chaise et la lançait de toutes ses forces contre la porte... celle-ci céderait peut-être ?

Le meuble se brisa en heurtant la muraille, Juve entendit une longue vibration métallique...

Il n’y avait pas à s’y tromper, la chambre ascenseur était construite en fer !

Vouloir briser ses murs, c’était folie !

— Eh bien, défendons-nous contre l’enlisement !... Le policier juchait une chaise sur le bureau :

— Montons !... Ce sable ne nous atteindra pas ?...

Mais Fandor, debout, appuyé dans un angle de la pièce, secouait la tête, déjà résigné, lui.

Il montrait le plafond qui continuait à s’abaisser...

— Nous éviterons le sable, peut-être, disait Fandor, nous n’éviterons pas l’écrasement... aucun meuble ne saurait résister, c’est évident, au mécanisme qui abaisse ce plancher...

Juve avait suivi le regard de Fandor...

Continuant sa marche descendante, le plafond, en effet, n’était plus maintenant qu’à quelques centimètres au-dessus de sa tête et le policier, instinctivement, courba les épaules.

Cette fois, en dépit de son courage, Juve se dit que tout était bien fini.

Après un long soupir le policier fouilla sa poche, en tira son revolver, il était décidé à épargner à son ami les tortures d’une agonie effroyable et se promettait qu’il ne prolongerait pas plus longtemps sa propre existence, lorsque soudain un craquement...

Juve perdit l’équilibre, faillit tomber à la renverse, mais d’un bond plus rapide que l’éclair il s’était précipité vers Fandor, l’avait pris à bras-le-corps...

Que se passait-il ?...

Le niveau du sable tout à coup diminuait.

Les deux hommes absolument fous, ne comprenant rien à ce qui se passait, sentaient la masse mouvante couler tout autour d’eux, glisser dans quelque trou béant sans doute, en même temps qu’un air mouillé montait d’en dessous d’eux.

Juve alluma sa lampe. Un trou noir s’était ouvert, le sable s’y engouffrait en cascades rapides et comme le policier se penchait sur ce trou, le sol brusquement céda sous ses pieds, Juve tomba, entraînant Fandor avec lui !...

***

— Fandor.

— Juve !

Ils s’étaient répondus ! tous deux vivaient !

Une inexprimable satisfaction éclata dans les paroles qu’ils échangèrent ensuite dans l’obscurité, au hasard d’une marche à travers quel dédale ?

Mais une impression bizarre les rappelait à la réalité ; ils enfonçaient dans l’eau jusqu’à mi-jambe !

Le froid qui envahissait l’extrémité de leurs membres et un clapotis significatif ne pouvaient leur laisser le moindre doute à cet égard !

Juve, soudain, hurla :

— Ça y est !

— Quoi ? interrogea Fandor.

La voix de Juve avait reprit tout son calme :

— Nous sommes sauvés !

Et de son ton doctoral, avec une placidité d’esprit absolument extraordinaire, le policier expliquait à Fandor qu’il maintenait serré contre lui, car le jeune homme en dépit de toute son énergie avait de temps à autre d’involontaires défaillances :

— Nos bandits ont mal calculé leur affaire, il ne s’agit pas uniquement d’être ingénieux, il faut être homme de science et technicien ! Vois-tu, Fandor, c’est ce bon sable qui nous a sauvés ; j’imagine que le cabinet de travail-ascenseur dans lequel les criminels de la cité Frochot nous ont enfermés comme dans une souricière avait un plancher très mince, et que ce plancher, à fond de course de l’ascenseur reposait lui-même sur une voûte fragile. Cette voûte a cédé et, avec le sable, nous avons dégringolé dans un souterrain qui cette fois n’a rien de rocambolesque, ni de fantomatique, car c’est tout simplement un égout, l’égout de la place Pigalle qui, si je ne m’abuse, s’en va en descendant le long de la butte rejoindre le collecteur de la Chaussée d’Antin... En route ! mon vieux Fandor ! c’est bien le diable si d’ici cent mètres nous ne trouvons pas la sortie.

Pataugeant dans la boue grasse, avançant à tâtons dans l’obscurité, Juve et Fandor effectuèrent une marche harassante dans l’égout que le policier avait si exactement localisé.

Soudain Juve s’arrêta et poussa un cri de triomphe : le long de la paroi gauche de la voûte, sa main avait rencontré des anneaux de fer superposés. C’était une échelle conduisant sûrement à l’un de ces jours qu’on ménage pour les égoutiers, de distance en distance, sur les trottoirs et que recouvrent à l’ordinaire de lourdes plaques de fer. Le policier était trop au courant de la disposition des sous-sols de Paris pour avoir le moindre doute au sujet de sa découverte. Très agile il grimpa le premier. Arrivé au sommet de la voûte, d’un violent effort de l’épaule et s’aidant également de ses bras musclés, Juve souleva la lourde plaque, sa tête émergea au niveau du trottoir, il bondit, tendant les mains à Fandor. Il l’attira au dehors. Les deux hommes, brisés par l’émotion et la fatigue, tombèrent alors de tout leur long au milieu de la chaussée.

***

Lorsque Fandor reprit ses sens il se trouvait dans une grande salle vide, pauvrement éclairée, étendu sur une civière. Tandis qu’il revenait à la vie, confusément d’abord, nettement ensuite, le journaliste entendit Juve qui discutait avec véhémence. Les interlocuteurs de son compagnon n’étaient autres que des agents de police qui hochaient la tête, cependant que Juve, les menottes aux mains, hurlait exaspéré :

— Mais vous n’êtes qu’une bande d’idiots, nous !... des cambrioleurs ? je vous dis, je vous répète, que je suis Juve, l’inspecteur de la Sûreté...